Durant les six premiers mois de 2024, des libraires belges et français ont mené une grève singulière. L’association Pour l’écologie du livre proposait une « trêve des nouveautés » en refusant certains titres sur des critères volontairement nébuleux ou surprenants : les parutions d’un mois sur deux, le catalogue d’une seule maison d’édition, un seul titre par structure, ou encore en refusant les couvertures bleues, les auteurs d’un certain renom, etc. « À système absurde, réponse absurde », explique en souriant Mme Anaïs Massola, présidente de l’association. « Notre proposition a fait sens, non pas parce qu’elle était radicale, mais parce qu’elle était moins absurde que le quotidien des libraires depuis des années. »
Nombre de personnes travaillant dans la filière ressentent ce malaise, tant d’un point de vue social qu’environnemental. Car les deux sont liés. « À la naissance de l’association, en juin 2019, il y avait une sidération générale. Mon métier de libraire, qu’on dit être passeur de textes, a-t-il encore du sens quand 90 % de mon travail consiste à déballer et à remballer des cartons ? Être auteur, éditeur, à quoi cela sert-il quand la plupart des nouveautés ne restent qu’environ trois semaines en librairie ? », note Mme Massola, qui dirige la librairie Le Rideau rouge, à Paris. « Une critique de la chaîne du livre, d’un point de vue écologique, conduit à se rendre compte qu’il s’agit d’un problème systémique, qu’il y a des logiques capitalistes, financières et industrielles derrière. Nous réfléchissons à partir de trois piliers : l’écologie sociale, symbolique et matérielle. La manière dont on décide de fabriquer un livre a des implications sociales, par exemple avec la délocalisation des imprimeries. »
« Ensuite, le livre est un véhicule d’idées, poursuit Mme Massola. Or il y a un paradoxe entre le nombre de choses produites et la réelle diversité des idées produites. On assiste à une logique d’auteurs à succès qui fabrique de la monoculture et nuit à la “bibliodiversité”. Enfin se pose la question des ressources, du papier, des encres, de la colle, du lieu d’impression, du transport, etc. » L’association propose de « penser le monde du livre comme un écosystème, pour créer des interdépendances qui soient soutenables ». L’écologie du livre fait de plus en plus parler d’elle. En 2024, le Syndicat de la librairie française (SLF) a fait de l’« écologie du métier de libraire » le thème de ses rencontres nationales à Strasbourg.
Plusieurs acteurs alertent sur la surproduction globale. Le problème est ancien mais s’accentue. En 2021, le secteur du dépôt légal de la Bibliothèque nationale de France (BNF) a reçu 88 000 nouveaux livres imprimés, soit un quart de plus qu’il y a dix ans. En comptant les rééditions et les réimpressions, les 500 principales structures de l’édition ont publié 111 000 titres en 2022. Entre 1999 et 2019, le nombre de nouveautés a augmenté de 76 % (1). L’inflation est devenue structurelle avec la concentration des éditeurs. Ce problème apparu dès les années 1980 et bien identifié depuis les années 2000 s’accélère au fil des rachats successifs par des groupes de plus en plus gros et des milliardaires en quête d’influence (2). « Sur la question de la concentration, les douze premières maisons d’édition en France représentent 87 % du marché et les quatre premières 55 %. Avec ces deux chiffres, on a presque tout dit », résumait Mme Régine Hatchondo, présidente du Centre national du livre (CNL), devant la commission de la culture du Sénat le 29 mai dernier. Une part congrue du marché revient aux autres éditeurs, qui seraient 2 750 selon le ministère de la culture et plus de 4 000 si on compte les plus petites structures parfois gérées bénévolement (3).
Pour conserver sa place, chaque grand groupe cherche à couvrir toute la gamme des publications : essais, littérature adulte, jeunesse, bande dessinée, guide pratique… Il s’agit pour eux d’être présents toute l’année sur les tables des librairies et des grandes surfaces. Un bon moyen d’écraser la concurrence en s’appuyant sur leur point fort, la distribution. Car il faut souligner que les quatre premiers groupes (Hachette, Editis, Madrigall et Média-Participations) possèdent leur propre distributeur, l’acteur-clé qui stocke et transporte les livres jusqu’aux librairies. Ils concentrent ainsi 80 % du chiffre d’affaires lié à la distribution. Or cette organisation s’avère problématique.
Pour M. Jean-Philippe Fleury, attaché commercial aux Belles Lettres Diffusion Distribution (BLDD), « le problème est avant tout structurel. Les acteurs de la “chaîne du livre” sont tous plus ou moins des artisans, et le seul échelon à caractère industriel, celui de la distribution, occupe une position centrale avec un modèle de croissance et des logiques d’accumulation. La distribution impose son tempo et dicte in fine le rythme des parutions. Le flux prime ainsi sur le fonds. Les temps d’exposition des livres sont de plus en plus courts, une nouveauté chassant l’autre. Tout le monde est sommé d’alimenter la machine : éditeurs, libraires, diffuseurs, au risque de se retrouver hors course ».
En jouant sur des économies d’échelle, les grands groupes négocient ainsi plus facilement les prix d’impression et peuvent se permettre d’imprimer bien davantage que les petites maisons d’édition. Pour capter la moindre part de marché, les premiers inondent ainsi les libraires de titres, quitte à générer beaucoup d’invendus. Les retours effectués par les libraires sont, pour une petite part, réintégrés dans les dépôts des distributeurs, qui en renvoient eux-mêmes certains aux éditeurs (en fonction de l’accord contracté), et ceux restants sont « mis au pilon », selon le jargon de la profession. Ils sont alors récupérés par des entreprises de recyclage, et finissent brûlés ou transformés en pâte à papier pour devenir en grande partie du papier hygiénique ou des cartons d’emballage de pizzas. Cela ne coûte quasiment rien aux maisons d’édition, contrairement à la conservation des livres, qui demande tri, manutention, conditionnement, entreposage et frais de stockage.
Les retours auraient ainsi concerné en moyenne 19,3 % des livres produits en 2021 et 2022, et le pilon 13,9 % — soit 25 000 tonnes de déchets —, selon le Syndicat national de l’édition (SNE), qui fait cette estimation à partir d’un échantillon de six distributeurs qu’il juge représentatifs (4). S’y ajoutent les livres conservés en catalogue un temps avant d’être eux aussi détruits. En comptant le nombre moyen d’invendus entre 2014 et 2022, environ 17,5 % des livres neufs seraient détruits chaque année, la part des recyclés restant faible.
Difficile d’en savoir davantage sur le détail des quantités fabriquées et vendues.
Toute question se heurte à des réponses aux contours flous et aux informations évanescentes. Le petit nombre des « grands acteurs » de la filière cultive le mystère au prétexte de la concurrence… ou de la solidarité. Selon l’observatoire (5) monté par le SLF, le taux de livres renvoyés est plus faible chez les plus petits libraires (14,2 %, contre 20,9 % chez les plus gros). Selon ce même observatoire, cela concerne surtout les nouveautés et plus encore la littérature (30 % des retours pour un peu plus de 25 % du marché). Selon Livres Hebdo, le taux moyen de retours atteignait 24 à 26 % en 2022 dans les grandes surfaces culturelles et 27 à 28 % dans les hypermarchés.
Les cinq plus grands acteurs de la distribution (Hachette, Interforum pour Editis, Sodis et Union Distribution pour Madrigall, MDS pour Média-Participations) n’ont pas souhaité répondre à ces questions. Si les données montrent des retours moins importants dans les petites librairies, contrairement aux grandes surfaces culturelles, du côté des distributeurs l’analyse est en réalité plus complexe. Les structures de taille moyenne ont souvent plus de livres renvoyés par les librairies que les gros, mais, finalement, ils pilonnent moins — entre 3 et 14 % des livres produits, contre 13 à 16,5 % pour les cinq grands selon nos calculs. Et ce alors que les best-sellers assurent de très faibles retours à ces derniers. Les petites maisons d’édition vivent souvent dans une économie précaire et préfèrent récupérer leurs défraîchis pour leur donner une seconde vie. Les plus grandes ne se posent même pas la question. Le bal du pilon
Parmi les plus petits diffuseurs-distributeurs, M. Benoît Vaillant, cocréateur de Pollen, confirme de grands écarts dans les pratiques vis-à-vis des invendus : « Parce qu’on travaille surtout avec des éditeurs indépendants qui ne peuvent pas réimprimer facilement, seulement 10 à 15 % de nos retours partent au pilon, alors que cela peut concerner les trois quarts pour les plus gros distributeurs. Trier, nettoyer, remettre en stock dans la bonne étagère, tous ces gestes mis bout à bout, ce n’est pas rentable, surtout les formats poche qui sont des gros volumes. »
Réduire le pilon ou ne pas le pratiquer du tout, certaines maisons d’édition y parviennent. Cela nécessite de porter une grande attention aux quantités imprimées et à la gestion des stocks, mais aussi de conserver dans son catalogue les titres le plus longtemps possible, en réalisant un suivi et des offres commerciales régulières. Pour continuer de faire vivre un titre, les éditeurs le reproposent parfois après quelques années, pour des événements, des catalogues thématiques, lors de la sortie d’un nouveau livre dans une même collection, dans des packs promotionnels. Mais les libraires prennent de moins en moins de livres qui leur semblent risqués.
Au beau milieu de la Touraine, bien loin des centres de distribution de la région parisienne, d’immenses bâtiments abritent la Société genilloise d’entrepôt (SGE). Entre des étagères de plus de cinq mètres de haut, remplies de livres et d’objets divers et variés, un petit local est réservé au rafraîchissement des ouvrages. Six personnes s’activent. Sous la houlette de Pascal, Sylvie, Quentin, Marie-Noël, Laurence et Katia trient des cartons, nettoient les couvertures, décollent les étiquettes, poncent les tranches et gomment les imperfections. À la sortie, les livres semblent comme neufs.
« Avec cette rénovation, on sauve 60 % des retours, 80 % même si l’éditeur accepte les défraîchis, note le directeur Charles Henry d’Ocagne. Pour 50 centimes par livre, cela vaut le coup. C’est dans l’air du temps. On a de plus en plus de maisons intéressées. On devrait passer de deux à quatre millions de livres traités en 2025. »
Quelques éditeurs pionniers, qui publiaient des contenus sur l’écologie, se sont questionnés sur la manière de faire des livres. Terre vivante, par exemple, a fait réaliser une analyse de cycle de vie dès 2011. Une dizaine de maisons, dont Rue de l’échiquier ou Plume de carotte, ont créé le collectif des éditeurs « écolo-compatibles » puis participé à la création de la commission environnement et fabrication du SNE, avant d’en partir : « Assez vite, on s’en est désintéressé, car ça devenait très “technico-technique”. Bien sûr c’est intéressant, mais c’est loin de suffire », estime M. Frédéric Lisak, éditeur de Plume de carotte, qui poursuit la réflexion avec l’Association des éditeurs de la région Occitanie (ERO) et les librairies indépendantes de cette région.
Plus récemment, les grands groupes ont commencé à réaliser des bilans carbone. Hachette avait ouvert le bal en 2015. Bayard, Editis, L’École des loisirs, ont suivi, tandis que Madrigall devrait terminer le sien fin 2024. « Il y a toujours une part du marché qui s’en moque et une autre qui se pose des questions. Depuis trois ans, énormément de maisons d’édition s’intéressent à la question du climat. La fameuse directive européenne de décembre 2022 sur la publication en matière de durabilité par les entreprises a énormément fait bouger les choses », s’enthousiasme M. Benoît Moreau, créateur d’Ecograf, une entreprise de conseil qui accompagne éditeurs et imprimeurs dans la mise en place d’une stratégie environnementale. Cette directive impose aux entreprises de plus de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires de réaliser des études plus conséquentes et de présenter des stratégies de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre.
L’analyse de cycle de vie s’avère bien plus intéressante puisqu’elle prend en compte l’ensemble des effets sur l’environnement. Les outils montrent cependant la même chose : le poste le plus délicat revient à la fabrication de papier, qui consomme une grande quantité d’énergie et d’eau et entraîne une dégradation de milieux naturels (6).
Tout comme les céréales, la pâte à papier s’échange sur un marché mondial que se partagent une vingtaine de multinationales, bien plus puissantes que les éditeurs français. Problème : ce système invisibilise l’origine de la fibre de papier et donc des forêts dont elle est issue. Une papeterie établie en France ou en Norvège, lorsqu’elle ne transforme pas elle-même la cellulose en pâte à papier, reçoit sa matière première d’un peu partout, explique M. Daniel Vallauri, coauteur de trois rapports sur l’édition au Fonds mondial pour la nature (WWF) : « Faire du papier, c’est une grosse cocotte-minute dans laquelle on met plein de choses et, selon les approvisionnements, vous pouvez avoir de la pâte à papier qui vient du Brésil mélangée avec celle qui vient de chez nous. En Italie et en Espagne par exemple, il y a beaucoup d’importations du Brésil. » Selon lui, le mode de gestion des forêts est déterminant : « Au Brésil ou en Indonésie, on trouve des plantations industrielles d’eucalyptus ou d’acacias. Quand ces cultures sont coupées au bout de dix ans seulement, la biodiversité n’a pu s’y développer. Il faudrait améliorer la part laissée à la nature. » Fabriquer sans nuire
Dans l’ignorance de l’origine du papier, nombreux sont ceux qui s’en remettent aux labels. Celui du Conseil de gestion des forêts (CGF, ou FSC selon le sigle anglais) garantit l’existence d’un plan de gestion forestière, un niveau de qualité et une traçabilité. Celui du programme de reconnaissance des certifications forestières (PECF, ou PEFC) ne valide qu’un engagement d’amélioration continue. Selon le SNE, 98 % des papiers achetés par les éditeurs français étaient labellisés en 2022, mais le syndicat ne recense pas le type de label utilisé. Or il y a de grandes différences entre les deux. « Le PEFC est le label monté par l’ensemble de l’industrie, résume M. Vallauri. C’est l’équivalent de l’agriculture raisonnée face au bio. D’un point de vue forestier, l’exigence du PEFC est d’une façon générale bien en dessous du FSC, y compris en France. Et c’est d’autant plus critiquable qu’on est dans un contexte de plantations très intensives, industrielles, et dans des régions où il y a de l’exploitation illégale. Le FSC n’est pas parfait, mais il impose un certain nombre de cadrages, plus exigeants. »
Des enquêtes journalistiques, comme celle diffusée sur France 2 en 2017 (7), ont montré que les organismes attribuaient la certification PEFC à tout à fait autre chose que des forêts… En 2023, les organisations non gouvernementales Greenpeace Canada et Auriga Nusantara ont protesté auprès du FSC contre l’entreprise canadienne Paper Excellence, dirigée par M. Jackson Widjaja. En cause, ses liens avec l’entreprise indonésienne Asia Pulp & Paper, dirigée par son père. Cette dernière a perdu sa certification à la suite de divers scandales, en 2013 comme en 2023, pour sa pratique de déforestation forcenée et d’implantation de monocultures d’acacias (8). Paper Excellence est aussi la maison mère de Fibre Excellence, qui détient deux usines de pâte à papier en France, à Saint-Gaudens et à Tarascon. Le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) a signalé qu’un fournisseur de ces usines avait été condamné pour vol de bois dans les Pyrénées, alors qu’elles affichent les certifications forestières FSC et PEFC (9). Le SNE n’a pas de réponse à ces interrogations. « Notre cheval de bataille, c’est que tout le monde demande un papier certifié à son imprimeur », se contente de rétorquer Mme Karen Politis Boublil, la chargée de mission de la commission environnement et fabrication au SNE.
Le papier destiné à l’impression de journaux, de livres ou de brochures est appelé « papier graphique » et défini par un poids de moins de 224 grammes au mètre carré. La France et l’Europe en fabriquent de moins en moins. « L’Europe en produisait cinquante millions de tonnes en 2005 et seulement vingt millions en 2022 », confirme M. Jan Le Moux, directeur économie circulaire et politiques produits de Copacel, la fédération française des papetiers. JPEG - 380.1 ko Brian Dettmer. — « Atlas de Biologia », 2005 © Brian Dettmer © Brian Dettmer
Certes, les livres ne consomment que 9 % du papier graphique utilisé en France, soit 215 200 tonnes en 2022. Mais 125 400 tonnes venaient de l’étranger (10). En outre, la pâte à papier produite dans l’Hexagone contient en moyenne 6,5 % de bois importé. Alors qu’on parle de réindustrialisation depuis la crise du Covid, l’édition poursuit le chemin inverse vers davantage de délocalisations. Dans l’impression déjà, des savoir-faire ont été perdus ou coûtent trop cher pour certains ouvrages complexes : livres pour enfants avec fenêtres-surprises, rabats ou leporellos (livres-accordéons) sont souvent fabriqués à la main en Asie.
Depuis les années 2000, les papeteries françaises qui produisaient du papier graphique ont fermé les unes après les autres ou se sont converties à la production d’emballage et de carton pour répondre à la demande croissante de la vente en ligne. Produire du carton pour Amazon s’avère plus rentable que de fabriquer du papier pour l’édition. En septembre 2023, Lecta a fermé sa ligne de papier graphique sur le site de Condat en Dordogne, entraînant le licenciement de 187 salariés, sans compter les 26 d’une entreprise de sous-traitance. « Notre machine numéro 4 était la dernière qui fabriquait du papier couché deux faces en France », précise M. Philippe Delord, délégué Confédération générale du travail (CGT) à Condat. En dépit de ces fermetures, Lecta a bénéficié de 14 millions d’euros de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) pour améliorer son rendement en construisant une chaudière à biomasse qui brûlera des déchets apportés par le groupe de recyclage Paprec.
La région Nouvelle-Aquitaine a, elle, prêté à taux zéro 19 millions d’euros en 2020 pour transformer la dernière machine de l’entreprise : « La machine numéro 8 sur laquelle je travaille maintenant produit de la glassine, le papier ciré et translucide utilisé comme support pour les étiquettes autocollantes. Avant, elle faisait du papier couché de très faible grammage. Ils ont eu une aide de 33 millions et, en contrepartie, ils se sont pourtant permis de licencier. » Une demande de remboursement de la part de la région est en cours. Les papetiers ont par ailleurs tous installé des chaudières à biomasse et bénéficié d’aides de l’État en soutien à la transition énergétique.
Si la composition des papiers fut à l’origine de nombreuses dérives dès la fin du XIXe siècle, elle s’est nettement améliorée : « Dès 1860, l’usage du bois devient massif, raconte M. Olivier Piffault, directeur de la conservation de la BNF. On broie les fibres, mais surtout on les sature de colle et d’adjuvants (du kaolin, de l’amiante…). Les papiers produits entre 1870 et 1970 environ donnent ce qu’on appelle les papiers acides. En vieillissant, ces papiers changent de couleur et deviennent cassants. Ils se déchirent, se fragmentent. Certains comme ceux des Folio ne tenaient même pas dix ans. Après 1980, des normes sont apparues pour exclure les éléments agressifs. Depuis trente ans, on utilise de plus en plus des azurants optiques pour blanchir le papier. Pour l’instant, on n’observe pas d’effets sur la structure. »
Plusieurs outils permettent aux acheteurs de savoir comment a été fabriqué le papier, avec quelles émissions de gaz à effet de serre et pour quelle quantité d’énergie. L’association Environmental Paper Network permet par exemple de calculer l’impact environnemental de n’importe quel papier. Chaque papetier peut aussi faire une déclaration sur la composition de son produit, l’énergie nécessaire à sa fabrication… Mais, au sein des maisons d’édition, nombreux sont les responsables de fabrication qui ne se renseignent pas à ce sujet. En outre, de très nombreuses structures n’achètent pas directement leur papier. Elles laissent ce travail aux imprimeurs, pour des raisons de temps, de négociation et donc de coûts.
Le règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts, voté par l’Union européenne en mai 2023, vise à interdire tout produit ayant contribué à la dégradation des forêts après le 30 décembre 2020 (11). Il faudrait pour cela identifier précisément la parcelle dont est issu tout arbre transformé, et donc aussi toute fibre de papier. Si cela permettrait de mieux tracer les produits issus des forêts, certains acteurs le perçoivent comme un cauchemar. Et la plupart des papetiers s’y opposent… « Avec ce règlement, les gros éditeurs demandent à leurs fournisseurs l’origine de leurs produits et ça va profiter aux petits, comme nous, parce que les imprimeurs vont être obligés de mettre en place des outils. Ils ne pourront plus répondre qu’ils ne savent pas », se réjouit M. Mathias Echenay, éditeur de La Volte, membre de la commission environnement du SNE.
Au vu des difficultés à « produire sans nuisance », on pense recyclage. Mais le papier recyclé n’est pas très aimé dans l’édition. Seulement 1 % des livres en contenaient en 2022, contre 3 % en 2012 ! Il fait l’objet de réticences surprenantes. La première est que les lecteurs et les lectrices le trouveraient moins beau. On prétexte aussi une difficulté pour obtenir certaines couleurs pour les livres illustrés — cela nécessiterait un travail plus important. Un troisième argument affirme qu’il durerait moins longtemps : le procédé casserait les fibres qui le composent. On estime toutefois qu’il est possible de le recycler sept fois et qu’il durerait au minimum cinquante ans — tandis que ceux fabriqués après-guerre seraient décomposés en moins de vingt ans… Selon des analyses de cycle de vie menées par l’Ademe (12), le recyclage permet en réalité une économie de 4 521 kilowattheures d’énergie par tonne de papier et carton, et une réduction non négligeable de l’usage des sols ou de l’eutrophisation de l’eau douce et marine. Si le circuit de recyclage utilise des quantités importantes d’énergie et émet des gaz à effet de serre, il évite tout de même 84 kilogrammes équivalents CO2 par tonne de papier-carton produite par rapport à la fibre vierge.
Les éditeurs disent qu’il y a pénurie, et que le papier recyclé est de ce fait plus cher. Les producteurs rétorquent qu’il n’y a pas de demande. Des usines ont fermé, à l’image de l’immense site de Chapelle Darblay, qui produisait du papier journal 100 % recyclé jusqu’en 2020. Pourtant il y a de la matière. Le gisement de papiers et cartons récupérés était de 6 584 kilotonnes (kt) en 2022, mais à peine 512 kt ont été convertis en papier graphique, le reste servant pour les emballages et le papier hygiénique (13).
Cela peut surprendre, mais les diverses lois passées en 2015, 2020 et 2023 pour la transition énergétique et pour l’économie circulaire ne s’appliquent pas au livre. Cela signifie que les éditeurs ne paient pas d’écocontribution et que les livres ne sont pas triés par les collectivités. Le volume jeté n’est pas non plus mesuré. Ce qui rend impossible une quantification réelle. « Le livre s’achète, se transmet, on le revend d’occasion. Il ne se jette pas. Et si, d’aventure, il est trop usé pour être encore lu et qu’il doit être jeté, il y a la poubelle pour cela. » Voilà comment M. Pascal Lenoir, président de la commission environnement et fabrication du SNE, traitait la question en 2017 (14). Surprenantes réticences
Pourtant, on jette aussi les livres. En dehors du pilon, les gens vident leurs étagères, les bibliothèques ayant une place limitée. Des acteurs comme Emmaüs ou Recyclivre indiquent par exemple devoir jeter respectivement 85 % et 50 % des livres qu’ils récupèrent. Le WWF estime que jusqu’à 63 000 tonnes de livres sont jetées dans les poubelles en France et que, en intégrant le pilon, jusqu’à 170 000 tonnes pourraient être recyclées (15).
Enfin, certains imaginaient que le numérique apporterait des solutions. C’est tout le contraire. De manière générale, les coûts cachés et les nuisances des écrans sont toujours plus importants (16). Il en va ainsi lorsque l’on compare le livre papier avec une liseuse, pourtant bien moins énergivore qu’une tablette ou un micro-ordinateur. Des équipes de recherche ont réalisé des analyses de cycle de vie. Leurs résultats diffèrent, mais plusieurs concluent qu’une liseuse ne devient plus vertueuse qu’à partir de quarante ouvrages par an, ce qui concerne peu de lecteurs (17).
Les grands acteurs de la filière n’hésitent pas à brandir l’exception culturelle pour défendre leur marché contre toute obligation de transparence. Mais, quand on les titille sur leurs pratiques, ils préfèrent ne pas répondre. Que penser d’une industrie qui refuse de communiquer sur ses pratiques, tout en jouant de ses relations pour échapper à des réglementations plus sévères ?